Lors du Main Square Festival, nous avons été convié à la conférence de presse pour une interview du duo Justice. Le moment parfait pour échanger de leur quatrième album « HYPERDRAMA », de la jeunesse de leur public, mais aussi de leur processus créatif.
Bonjour Justice, et merci d’être avec nous pour ce Main Square Festival. « Hyperdrama » pourrait être un parallèle assez troublant avec notre époque, pourtant votre musique a des sonorités futuristes. Comment l’avez-vous construit cet album ?
La musique qu’on fait est tout sauf une musique qui parle de l’époque. Ni même de nous ou de nos vies respectives. Au contraire, on essaye de faire la musique la plus détachée de tout ça. C’est comme une espèce de bulle, qui permet de s’échapper un peu de l’époque. Pour nous le « drama » de « Hyperdrama« , ce n’est pas le drame dans le sens tragique, mais c’est la forme narrative. Le mélodrame, c’est un drame dans lequel tout est exagéré, les émotions, etc. Tout est amplifié.
Pour nous cet album c’est encore un niveau au dessus. Tout ce qui est triste devient horriblement triste, tout ce qui est euphorique le devient extrêmement, etc. « Hyperdrama » pour nous, c’est une forme narrative hyper libre, fantaisiste, dans laquelle tout est exacerbée. Et comment on a construit cet album ? À la force du poignet !
Votre album précédent, « Woman« , est sorti il y a 8 ans. Le public a été patient sans pour autant jamais arrêter de vous attendre. Justement, c’est important pour vous d’avoir le temps ?
Oui, on est de nature assez lente. Ça vient aussi du fait qu’on fait des albums en circuit fermé, de l’écriture jusqu’au mixage. On fait tout nous-mêmes. Il n’y a que le mastering qu’on ne fait pas. Mais tout est fait de manière artisanale. Et puis, on n’a pas vraiment mis 8 ans : « Woman » ça nous a occupé jusqu’à 2019. C’est le moment où on a fini la tournée, où on a fait « Woman Worldwild« , et où on a fait IRIS. En 2019, Gaspard a fait son album solo. Et alors qu’il finissait ce projet, on a recommencé à bosser ensemble sur « Hyperdrama« , en 2020, et on a passé 3 ans et demi dessus.
« Woman Worldwild » est à redécouvrir ici !
Mais oui, le temps c’est le luxe ultime. C’est le seul truc qui ne s’achète pas, et c’est le truc dont on manque tout le temps. On est chez Ed Banger et Because Music, depuis nos débuts pour cette raison. C’est aussi pour ça qu’on n’a jamais envisagé d’aller ailleurs. Ils nous donnent les deux choses qui sont les plus importantes : le temps et une liberté totale sur ce qu’on fait. Même sur le choix des projets. C’est-à-dire qu’ils nous ont toujours suivi, même sur des choses où tout le monde sait dès le départ que ça ne fait pas gagner d’argent, et qu’on va peut-être tous en perdre en même temps. Donc on se tape dans les mains en disant : faisons le.
Un film comme IRIS, par exemple, ça n’a aucun intérêt d’un point de vue commercial. Et même en termes d’exposition, puisque ça concerne très peu de gens. Mais tout le monde fonctionne à l’envie et à la passion. C’est des choses qu’on a envie de faire ! Et puis peut-être que faire ce film, ça peut, 10 ou 15 ans plus tard, être un petit truc que les gens vont apprécier. Que ceux qui savent, savent, que ceux qui connaissent, connaissent. Ça génère des choses qui sont intéressantes sur la vie d’un groupe. Pour répondre à ta question, oui, le temps c’est le truc le plus important, bien sûr.
A propos de votre processus créatif : comment est-ce que vous fonctionnez en studio ? Quel matériel utilisez vous, et à quel moment est-ce que vous décidez que vous allez inclure une collaboration ?
Nous, on fonctionne en duo, comme depuis toujours, et on fait tout ensemble. On est toujours ensemble physiquement dans nos studios. En plus, on est voisin à Paris, donc c’est une facilité. Mais en fait, il se passe tellement de choses en travaillant ensemble. Je trouve que bosser à distance, c’est la même chose que de ne pas aller au bureau. Il se passe toujours énormément de choses dans les couloirs. On a l’impression que c’est plus rapide de s’envoyer des fichiers, mais non. Que ce soit avec des chanteurs ou nous deux, tout va 10 fois plus vite quand on est ensemble. Tu peux réagir tout de suite à ce qu’il se passe.
C’est un type de musique qui fonctionne beaucoup par rebondissement. C’est-à-dire que quelqu’un fait quelque chose, et ça te provoque une idée. En fait, tu ne peux pas rebondir quand tu écoutes un truc qui est déjà finalisé. Parce que généralement, avant d’envoyer un fichier, tu te demande si c’est bien ou si ça ne l’est pas. La plupart des choses qu’on fait et qui sont biens arrivent parce qu’on tente quelque chose qui est à priori ridicule ou qui n’a pas de sens. Mais en fait, c’est parfois tellement absurde ou lointain de ce qu’on fait, que ça fait réagir l’autre personne.
C’est pareil avec les chanteurs. Il y en a qu’on fait venir assez tôt. Dès qu’on a une idée et qu’on pense que ça peut leur correspondre, on va les voir. C’est ce qu’on a fait avec Thundercat et Tame Impala. Ça permet qu’eux ne soient pas piégés dans un morceau déjà figé parce qu’on a déjà passé beaucoup trop de temps dessus, et pour aussi avoir toujours la liberté de changer les choses. En finalité, si on compare les premières maquettes qu’on leur a fait écouter et les versions finales, elles sont hyper différentes.
C’est la quatrième fois que vous venez au Main Square, la première fois en 2008. Est-ce que vous avez senti une évolution du festival ?
On est très content d’être là une nouvelle fois pour défendre « Hyperdrama« . Pour le festival et son public, on verra ce soir comment ils ont évolué. En tout cas, il y a quelque chose qui nous fait vraiment plaisir sur ce début de tournée qu’on a commencé en avril, c’est que notre public a rajeuni. Et pour nous, c’est la meilleure validation qu’on ait réussi à rester dans l’époque. C’est très gratifiant. J’espère que ce soir, il y aura du « djeuns« !
À propos du rajeunissement justement, il y a une nouvelle génération talentueuse d’artistes qui arrive. Quel regard vous portez sur eux ?
Que c’était mieux avant ? Non, je plaisante ! De toute façon pour nous, et on l’a toujours dit, la musique dance appartient à la jeunesse. Il faut être connecté un peu à ce qu’il se passe. De l’époque où on était beaucoup dans les clubs, on comprenait exactement. C’est un truc qui se sent en fait, tu sais exactement ce qu’il faut. Nous, on est complètement déconnecté de ce truc-là depuis presque 15 ans maintenant ! Et on a complètement accepté ce truc-là.
En fait, c’est une scène qui est intéressante parce qu’elle se renouvelle et parce que c’est surtout des jeunes qui font ça. Donc, on a un regard qui est en même temps bienveillant et en même temps ignorant. Parce que finalement, on finit par découvrir ces choses quand elles sont déjà un peu établies et c’est quand un nouveau jeune artiste est déjà sur les rails qu’on entend parler de lui ou d’elle. Mais on a complètement conscience et espoir que la musique dance, c’est quelque chose qui se fabrique par la jeunesse.
Vous avez évoqué tout à l’heure l’album solo de Gaspard. Dans un premier temps, comment ça s’est passé pour toi ? Et dans un autre, est-ce que Xavier, c’est quelque chose qui t’intéresse ?
Gaspard : Moi, ça s’est passé de manière très simple. J’avais pas mal de morceaux qui étaient un peu plus… Comment dire ? Un peu plus bucolique que ce qu’on fait avec Justice. Et c’était une époque où j’en avais un peu marre de la pop music au sens « la musique parfaite« , après laquelle tout le monde court un peu. Ce n’est pas du tout un postulat et ça n’a rien de très original de me faire un disque instrumental. Mais c’est arrivé à un moment où tout s’est aligné, et j’avais envie de faire ça. Je pense que ça m’a fait du bien musicalement et personnellement. Et après j’étais bien évidemment ravi de retrouver mon vieux compère, en ayant évacué toute cette fascination pour les musiques de film, musique des années 70’s, et aussi le côté un peu baroque. C’est d’ailleurs ça qui est drôle dans « Hyperdrama« , c’est peut-être le disque qui est le moins influencé par la musique ‘classique‘, même s’il y a un souffle épic. Mais c’était très intéressant d’arriver un peu frais sur le dernier album, en ayant d’autres envies harmoniques.
Xavier : concernant un projet solo pour ma part, ça ne m’intéresse pas. J’aime bien faire autre chose quand je ne fais pas Justice. Il y a pleins d’autres choses qui m’intéressent à côté de la musique !
Est-ce que vous avez un featuring de rêve en commun ?
C’est très américain comme réponse, mais non le rêve c’était vraiment ces artistes là. D’autant plus que ça s’est très bien passé. Tu peux fantasmer un peu sur quelque chose, avec n’importe qui, et ça peut très mal se passer. Mais dans leur cas, ce qui était super c’est qu’il s’est passé exactement ce qu’on avait en tête, voir même un peu plus. Donc non on n’a pas vraiment de featuring de rêve. Il y a pleins de gens qu’on aime bien, mais on n’en rêve pas forcément !
Quel est le cœur de l’expérience Justice ? Est-ce que c’est en disque, est-ce que c’est en concert, ou encore en DJ set ?
On a beaucoup de chance depuis le début, c’est d’avoir 3 aspects de Justice très différents les uns des autres. On a Justice en studio, Justice en live, et Justice en DJ. Pour schématiser, les albums on les fait sans avoir du tout la scène à l’esprit. On ne se pose pas les questions : « est-ce que ça peut fonctionner ? Est-ce que c’est dansant« . En live c’est l’inverse. Tout doit être fun, intelligible, simple. Ce soir par exemple on joue au Main Square. Il y a, on va dire, 10% de gens qui sont intéressés de nous voir. Ensuite, il y a une énorme partie qui ne connaît qu’un morceau. Enfin, il y aussi des gens qui seront là parce qu’il n’y a rien d’autre qui les intéressent, ou encore des gens qui passent devant la scène par hasard. Il faut que même ces gens là, s’ils s’arrêtent 30 secondes, ils puissent être avalé par notre show.
En DJ c’est encore autre chose. Déjà on joue très peu nos morceaux. C’est plutôt une heure voir une heure et demi de prise d’otage. On met vraiment la musique qu’on veut, et pour nous c’est un peu comme quand on voit des copains et qu’on se fait écouter des disques. Je ne sais pas si ça nous sert ou nous dessert, car ça rend la proposition un peu flou parfois. Il y a des gens parfois qui peuvent venir nous voir en DJ en s’imaginant que ça ressemblera au live, ou à retrouver nos albums. Ça peut être hyper décevant. En tout cas nous on a toujours gardé ces 3 choses là très séparées. Ça fait 3 Justice en 1, mais c’est impossible d’avoir les 3 en même temps.
Vous avez parlé de générations toute à l’heure, et la spécificité de « Hyperdrama » c’est ses collaborations. Est-ce que le fait de capter un nouveau public passe par là ?
Non pas du tout, ce ne sont pas des featurings opportunistes. Dans le sens où, si le but est de capter des gens plus jeunes, il y a des artistes qui sont beaucoup plus efficaces pour ça. Par exemple donner un couplet à un rappeur. Ça ouvrirai beaucoup plus les portes de la nouvelles générations que Thundercat ou Tame Impala, qui sont des artistes qui ont nos âges. On est déjà quasi dans le boomer. Ce ne sont pas des groupes qui excitent les très jeunes !
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On ne fait jamais rien en pensant à la façon dont ce qu’on fait va être perçu par une audience potentielle. En fait on n’a aucune idée de qui nous écoute, et comment surprendre ceux qui ne nous écoutent pas. Faire les choses par anticipation, c’est la recette pour faire quelque chose qui ne fonctionne pas, en tout cas pour nous. Faire des tubes c’est un talent, il y a des vrais faiseurs de tubes. Je pense par exemple à des gens comme Max Martin par exemple, qui arrive à faire des tubes depuis 20 ans. C’est pas à la portée de n’importe qui de dire « Je vais faire ça et ça va fonctionner« . Même lui je crois qu’il a eu des périodes où ce qu’il faisait ne fonctionnait pas.
Notre groupe avec Gaspard, c’est un petit projet. On a fait 4 albums en 20 ans c’est pas grand chose, et on fait trop peu de chose pour faire entrer ces paramètres là à l’intérieur. Et ça peut nous amener à la forme d’échec qui est la pire pour nous : faire quelque chose qui ne nous plaît pas, car il y a derrière les compromis d’un tube, et que ce soit un tube qui ne fasse pas d’audience. Au moins on fait nos trucs. Que ça ait du succès ou pas, on pourra regarder en arrière et se dire que personne n’a entendu ce morceau, mais c’est un bon morceau.
Vous avez une explication sur le fait que votre public soit toujours jeune, et est-ce que c’était une surprise ?
Je crois qu’on est devenu suffisamment vieux pour que ça réinteresse les jeunes. De la même manière que nous on écoutait New Order dans les années 2000, ou quand on découvrait le post punk. Et effectivement des fois on se balade en festival et on voit des parents qui ont nos âges, avec leurs enfants qui ont la vingtaine. Et la vingtaine généralement c’est l’âge où tu commences à reconsidérer l’opinion de tes parents comme possiblement cool et intéressante. C’est ce qui est en train de se passer j’ai l’impression.
Je voulais parler de votre scénographie qui a beaucoup impressionné, notamment à Coachella. Pour votre concert à l’Accor Arena en décembre prochain, la scéno se présentera t-elle pareil qu’en festival ?
Oui ça sera la même, à quelques détails près. On s’adapte beaucoup. En fait, on vient avec tout ce qu’il y a sur scène, et après suivant la taille des festivals, des scènes ou des salles, il y a des choses qu’on peut parfois augmenter et d’autres réduire. Pour l’Accor Arena, ça sera plus long qu’en festival, on va jouer plus de morceaux et il y aura évidemment quelques nouveautés. Mais le cœur de ce qu’est la scène restera le même.
La scénographie permet de s’immerger dans l’univers de votre album, c’est le but ?
Non, pas dans l’univers de l’album. Pour nous, la scéno en concert ça sert vraiment à rendre l’expérience la plus physique possible. La musique dance, c’est presque de la physique pure. Il y a évidemment le son, la façon dont les choses sonnent ensembles, la durée, le timing, … Il faut que la musique dance soit plus prévisible qu’elle n’est imprévisible. Si tu fais monter, et que personne ne sait quand ça va partir, ça ne va pas fonctionner. Il faut qu’à un moment tout le monde sente que c’est le moment. Et c’est là qu’il se passe quelque chose ! La lumière et la scénographie ça sert à augmenter encore cet aspect là. D’avoir quelque chose de hyper physique et de très sensoriel, et d’en sortir un peu « rincé« , si c’est le bon terme !